Entretien exclusif avec M. Sirag Omar Abdoulkader !
Le Directeur de publication du nouveau mensuel à vocation culturelle est de passage à Poitiers en France.
Il répond aux questions de Houmed DAOUD.
Aujourd'hui, nous recevons M. Sirag Omar Abdoulkader qui est un jeune haut fonctionnaire du Ministère de l'intérieur Djiboutien. Il est le Secrétaire général de ce ministère clé du gouvernement de Djibouti.
Intellectuel formé à l'Université de Poitiers (France), Sirag est marié et père de deux enfants de 3 et 7 ans. En dehors de sa vie professionnelle – pourtant bien plus que prenante -, notre invité de prestige, est passionné par la culture et la langue afar. Il consacre la plus part de son temps libre à sa passion. Son attachement à la culture afar et, la mise en valeur de celle-ci, font du jeune homme un défenseur acharné de notre patrimoine culturel.
Pour partager l'amour et l'enthousiasme qu'il manifeste pour celle-ci avec tout un chacun, le quadragénaire soumet à ses amis, l'idée de créer un journal qui traiterait ce sujet avec la plus grande attention.
Pour tenter d'être éclairés sur les tenants et aboutissants des démarches de cette équipe de rédaction et la ligne éditoriale tracée pour la publication, nous avons profité du passage en France dans le cadre d'une visite privée de M. Sirag Omar Abdoulkader, Directeur de publication et l'avons invité. En sa qualité de Directeur de publication du nouveau mensuel baptisé «Yaf Yinti». Il a eu la gentillesse de répondre favorablement à notre sollicitation.
"Par pitié ne tuez pas Tola Hanfaré une seconde fois"
Sirag Omar Abdoulkader bonjour.
1. Comment est venue l'idée de créer «Yaf Yinti» ?
Bonjour Monsieur Houmed, permettez-moi tout d'abord de vous remercier pour l'intérêt que vous portez à notre jeune publication, je tiens également à vous féliciter pour la création de votre blog d'information et d'analyse, connaissant votre plume, votre attachement à votre pays et surtout votre expérience en matière journalistique, je ne doute pas un instant de l'intérêt que votre blog va susciter auprès de la diaspora djiboutienne et de manière générale auprès de tous nos compatriotes de l'extérieur comme de l'intérieur, je vous dis bonne chance et que Dieu vous guide.
Maintenant, pour revenir à votre question, je dirais que contrairement à la présentation que vous avez faite en guise d'introduction, je ne suis pas l'initiateur de ce journal. Non, j'ai pu servi de catalyseur pour que ce projet se concrétise, mais je n'étais nullement concepteur, ni initiateur.
En vérité ce journal est né d'un «itro» des jeunes universitaires membres de l'antenne universitaire d'Afar Pen. En juin 2013 j'ai assisté à une soirée d'hommage organisée en l'honneur de notre regrettée poétesse Sharifa Alawi au CCFAR, au cours de cette soirée ces mêmes jeunes universitaires ont présenté leur avant-projet d'un journal dédié à la langue et à la culture maquette en main. Présent parmi les spectateurs, j'ai immédiatement été séduit par l'idée et à la fin de la soirée, j'ai contacté ces jeunes a qui j'ai proposé mon aide et conseils pour porter avec eux LEUR projet. Voilà, c'est comme ça que j'ai embarqué dans la fabuleuse aventure de «Yaf Yinti». Discuté au sein du comité exécutif d'Afar Pen, le projet de création de ce journal a pris une autre ampleur et a bénéficié d'un cadre de travail et d'un appui multiforme. Nous avons commencé cette aventure avec un petit groupe de personnes pour la plupart membres d'Afar Pen. Afar Pen, il faut le souligner, a été l'incubateur de ce journal, nous étions 5 à travailler à plein temps pour jeter les bases de ce journal. Nous nous retrouvions chaque après-midi pour travailler d'arrache-pied à la concrétisation de notre objectif. Une équipe pluridisciplinaire, soudée, solidaire et animée d'une seule et même volonté celle, de se doter d'un journal mensuel culturel gratuit pouvant contribuer à la lisibilité et à la visibilité de notre patrimoine culturel. Une équipe soudée, consciencieuse de l'importance de sa tâche évoluant dans un climat de confiance et de respect teintée de considération mutuelle. Le résultat de cette alchimie, c'est un journal comme «Yaf Yinti», un journal qui a su se créer un lectorat d'autant plus facilement que ce même lectorat était en attente d'une initiative de ce genre, certains avaient faim. Un journal qui a su en un temps relativement court se tailler une place de choix dans le paysage médiatique de notre pays et une audience au sein de la diaspora djiboutienne toute composante confondue. Un vrai challenge.
2. Que signifie en Français «Yaf Yinti» ?
Yaf Yinti signifie en afar littéralement "Ma langue c'est ma vue" quant à sa signification sous-jacente je vous renvoie au slogan de notre journal qui dit : inti wannam dite, ayti wanam dibu, af wanam bati" - La myopie est une obscurité, la surdité est une solitude, la perte de la langue est une assimilation-. Cette dénomination "Yaf Yinti", a fait couler beaucoup d'encre, un certain nombre de nos lecteurs ont commenté cette appellation, certains trouvaient que cette dénomination n'était pas judicieuse, d'autres la trouvait pertinente, bref, pour notre part nous avons tout simplement répondu aux uns et autres qu'à travers cette appellation nous voulions affirmer notre amour vis à vis de notre Langue et clamer notre attachement à notre identité. L'Amour et l'affection deux ingrédients indispensables pour se rapprocher de l'autre et cheminer main dans la main. Ingrédients qui malheureusement font cruellement défaut de nos jours...
3. Quelle est la mission que le journal s'est fixée à terme ?
Nous sommes parti d'un constat, un constat partagé par l'ensemble des membre de l'équipe de rédaction de notre journal, un constat évident est indiscutable pour tous ceux qui sont animés des bonnes attentions à l'endroit de notre pays et tous ceux qui sont soucieux du bien-être de nos concitoyens et qui militent pour la consolidation de notre vivre ensemble, ce constat est basé sur deux convictions : notre première conviction est que l’absence d’un journal dédié à la culture et écrit en Afar est un obstacle majeur pour la valorisation et la promotion de la Culture et de la Langue Afar et la seconde conviction est que les échanges culturels entre les diverses composantes de notre Nation favorisent la compréhension mutuelle et le dialogue intercommunautaire.
Notre mission est de redonner tout son éclat à notre Patrimoine culturel et de partager avec les autres notre Abukraqti tout en la fixant par E-crit. L'objectif de notre journal est comme le stipule sa charte est de promouvoir en particulier le patrimoine culturel Afar et en général le patrimoine culturel des diverses composantes de notre fière Nation, une et indivisible.
En outre, notre volonté est de servir de tribune à tous ceux qui désirent traiter d’un sujet se rapportant à la préservation et à la valorisation du patrimoine culturel et linguistique, afin de mettre en valeur, vulgariser et diffuser les aspects méconnus du patrimoine culturel Afar ; à travers notre publication nous cherchons également à mettre en valeur la richesse et la diversité culturelle de notre pays en favorisant les échanges interculturels, et enfin nous souhaitons promouvoir nos traditions et valeurs communes dans l'optique de les transmettre aux générations futures.
Vous savez, depuis la transcription de la langue en Afar en alphabet latin en 1974, il n'y a pas eu énormément d’écrits en langue afar. Cette absence d'ouvrages, de publications et autres écrits ne favorise pas le développement de cette langue millénaire qui, nous espérons grâce à la Feera connaitra un nouveau souffle.
Je profite de cette entretien pour lancer un appel solennel à tous ceux et celles (et ils sont nombreux) qui maitrisent cette langue à l'écrire, racontez-nous des histoires, des kassows, des ransa, relatez nous les hauts faits de nos ancêtres, et partagez avec la nouvelle génération la richesse de notre patrimoine ; en un mot nous leur disons ; laissez des traces...écrites.
Par pitié ne tuez pas Tola Hanfaré une seconde fois !
4. A votre avis, la mission de votre publication se limite-t-elle à un public averti ou au contraire, s'attelle-t-elle à «ratisser large» ?
Excellente question !
Cette question fut également au cœur de nos discussions, notre objectif comme je l'ai dit précédemment est de promouvoir et faire partager notre patrimoine culturel avec le plus grand nombre, d'afarophones ou pas. Nous ne nous adressons pas à un public averti et encore moins à une élite, Non, nous cherchons à faire découvrir ou (re) découvrir la richesse de notre patrimoine au plus grand nombre. Nous œuvrons à conscientiser nos concitoyens sur l'importance de la préservation de la personnalité culturelle des différentes composantes de notre Nation. Une nation que nous voulons riche, plurielle et solidaire. A ce propos, des articles écrits en Somali ou en arabe agrémentent régulièrement les colonnes de notre journal. Notre publication comme le clame l'éditorial de son premier numéro est "un espace qui nous rassemble et qui nous ressemble", une Plateforme de rencontre et d'échange, en somme, un espace no-made ouvert à tous et exclusivement dédié à la Culture. Evidemment, notre journal étant principalement écrit en Afar, ceci peut certainement exclure ceux qui ne maitrisent pas cette langue, cependant, nous sommes intimement convaincus que la langue n'est jamais une barrière mais plutôt une passerelle, une invitation à aller vers l'autre. Nous nous efforçons de gommer ces difficultés à travers nos écrits, à noter par ailleurs, qu'un tableau de Wara xongolo (le son des lettres) exposant la prononciation des lettres spécifiques en Somali et en Afar trône en bonne place sous le sommaire de chaque «Yaf Yinti» pour permettre à tout un chacun de s'initier à la lecture.
Honnêtement, avec «Yaf Yint»i, j'ai personnellement découvert un nouveau monde, un monde qui m'était presque complètement inconnu, en me libérant de la franconsphère je me suis ouvert un univers entier, un Avoir colossal tissé au fil des temps avec sagesse et justice, notre Abukraqti. Dans le cadre de la rédaction du journal, j'ai eu l'opportunité de côtoyer des experts et des connaisseurs (mixigwa) en matière de patrimoine culturel, je me suis formé à leur contacts en les écoutant et en notant souvent leurs propos (des nouveaux mots, faits historiques, kassows mémorables, etc), tout ceci pour vous dire que nous ne connaissant qu'une infime partie de cet immense Avoir qui façonne notre personnalité culturelle et fonde notre identité. Notre souhait le plus cher est de procurer du plaisir et susciter de la fierté chez nos lecteurs en leur présentant à travers notre journal les multiples façades de l'Abukraqti avec comme finalité de les amener à prendre conscience de l'intérêt de préserver et valoriser leur KINANE.
5. Quels sont les moyens de subsistance permettant de garantir de manière régulière, son édition ?
Nos moyens sont dérisoires, l'équipe de rédaction se bat chaque mois pour ne pas dire chaque jour à faire en sorte de sortir le journal pour ne pas décevoir nos lecteurs et surtout pour que la dynamique créée autour de «Yaf Yinti» ne faiblisse pas. Afar Pen pour sa part nous assure une modeste mais précieuse contribution financière ainsi qu'un appréciable appui logistique. En dehors de cette apport, les contributions sont rares voire inexistantes hormis quelques aides ponctuelles de la part des amoureux de la culture et autres bienfaiteurs éclairés. Ceci dit, nous disposons d'un atout inestimable qui malgré ces difficultés nous permet de poursuivre notre rêve, à savoir, une équipe compétente et déterminée à assurer la publication régulière de notre journal, certes, nous ne disposons pas des moyens financiers à la hauteur de notre quête, cependant, la volonté et la générosité (koni maqaane) qui animent les membres de notre équipe de rédaction nous permettent de garder le cap en attendant des jours meilleurs.
6. Avez-vous pensé à faire participer à la rédaction, d'autres personnes, notamment vos lecteurs ?
C'est même le crédo de notre journal, nous cherchons à donner la parole à tous ceux qui ont quelque chose à dire sur le patrimoine culturel et sur la promotion de la feera et ceci à deux conditions, la première est qu'ils traitent d'un sujet se rapportant à la ligne éditoriale de notre journal, à savoir la culture, la seconde est d'éviter tout sujet tendancieux et susceptible de créer des polémiques, nous voulons rassembler les gens et non les diviser. En effet, nous avons fait appel à des experts et connaisseurs de l'Abukraqti qui ont effectivement participé à la rédaction de ce journal depuis sa première parution et à plusieurs reprises, je ne souhaite pas donner ici la liste de ces personnes de peur d'en oublier certains, je vous invite à les découvrir en parcourant leurs articles parus dans nos éditions passées. Les contributeurs de «Yaf Yinti» sont de divers horizons, jeunes, moins jeunes, universitaires, étudiants, chercheurs, professeurs, etc... certains d'entre eux font partie de la diaspora.
7. Avez-vous peur pour la pérennité de "Yaf Yinti" ?
Peur ? Non, soucieux ? Oui. En vérité, maintenant Yaf Yinti est à sa onzième édition, l'équipe de départ s'est agrandie, réorganisée, elle s'est dotée d'une charte, ce qui démontre que le journal s'est épaissi, et que son équipe s'est "professionnalisée".
Par ailleurs, grâce au concours d'un généreux mécène le journal a fait l'acquisition des nouvelles machines. Voilà, les capacités techniques et intellectuelles sont là. La volonté ? Oui elle aussi est là, d'ailleurs c'est bien grâce à cette belle volonté qui s'est muée en dynamique positive et qui a permis l'éclosion de Yaf Yinti. Le seul souci, mon souci est de voir cette volonté s'éroder, raison pour laquelle il faut l'alimenter sans cesse par la connaissance et le savoir. Pourquoi un journal ?, Pourquoi culture et patrimoine ? Dans quel but ? Armé de ce savoir, notre volonté ne sera que plus ferme et plus résolue.
Pour ma part, je pense très humblement que la création de ce journal écrit en Afar est dédiée exclusivement à la promotion et à la préservation de notre patrimoine culturel et représente une belle opportunité de sortir de l'ornière notre Avoir. Enfin, la responsabilité de la pérennité ou pas de cette publication n'incombe pas uniquement aux membres de l'équipe de rédaction, elle incombe à tous ceux qui, passionnés par la culture qui souhaitent voir cette publication perdurer et prendre de l'ampleur, c'est un défi collectif.
8. Une particularité de votre journal est qu'il est écrit en Afar mais également en français, c'est un choix ?
Oui, c'est un choix. Certes il y'a de plus en plus des jeunes et moins jeunes qui s'intéressent et qui lisent et écrivent en Afar et qui donc sont potentiellement des futurs lecteurs, cependant, fidèle à sa devise «Yaf Yinti» est un journal qui partage et qui se partage, de ce fait, il nous fallait absolument et nécessairement le publier en Afar et en Français; à noter qu'en terme de pourcentage les articles et autres contributions en Afar représentent 70% contre 30% réservée à la langue française.
Notre souhait à plus ou moins long terme est de publier «Yaf Yinti» exclusivement en Afar incha Allah.
La langue française comme toute langue de colonisateur est une langue qui a effectivement contribué à la marginalisation des langues nationales comme l'Arabe, le Somali ou l'Afar, nous, ne faisant pas l'apologie de la langue française, nous sommes plutôt en train de gommer le retard enregistré en termes de valorisation des langues nationales. Inutile de préciser que notre préférence va à la langue Afar, le français est juste un adjuvant.
9. Peut-on trouver «Yaf Yinti» en ligne ?
Oui, bien entendu Yaf Yinti est effectivement disponible sur le net depuis son premier numéro, on est actuellement au 11 numéro. Une page facebook lui est consacrée en outre, Yaf Yinti est également disponible sur le site d'Afar Pen Centre en téléchargement gratuit.
10. Un dernier mot Monsieur le directeur avant de clore cet entretien ?
Un dernier mot (sourire), il est difficile de s'arrêter de parler surtout quand on a beaucoup de choses à dire et à partager, ceci dit si vous permettez je finirai par un proverbe Afar pour clore mon propos : "AF MALI AFTO MALI"
Merci M. Sirag Omar Abdoulkader d'avoir répondu à notre invitation et, nous souhaitons bon vent à «Yaf Yinti»